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Gestion des adventices de culture

Auteurs : Véronique Matterne, Marie-Pierre Ruas, Marine Bretin-Chabrol, Pascal Luccioni

Matterne Véronique, Ruas Marie-Pierre, Bretin-Chabrol Marine, Luccioni Pascal, « Gestion des adventices de culture », Cultiver dans l'Antiquité Les céréales et les légumineuses (en ligne http://agriculture-antiquite.huma-num.fr/exist/apps/agroccol/notices/le_sarclage_et_la_gestion_des_adventices ; consulté 2025-05-20).

1. Les « mauvaises herbes », plantes compagnes ancestrales des cultures

Depuis les débuts de l’agriculture, des espèces sauvages ont trouvé dans les espaces cultivés soumis aux contraintes anthropiques (brûlis, essartages, labours, sarclages…) des habitats secondaires où leurs populations ont pu se maintenir et prospérer, car elles y bénéficiaient aussi d’apports de nutriments et du contrôle freinant le développement d’espèces concurrentes. Leurs caractéristiques biologiques et phénologiques, adaptées à des habitats primaires ouverts et régulièrement perturbés, et leur cycle de vie annuel similaire à celui des espèces domestiques, les prédestinaient à pouvoir s’implanter dans les espaces de culture aménagés par les communautés humaines. Des végétations propres aux champs cultivés se sont alors constituées dans les centres primaires de domestication (Jauzein, 2001a). Avec l’arrivée en Europe du Nord-Ouest des céréales et légumineuses domestiques en provenance du Croissant fertile, en accompagnement des groupes culturels rubanés qui ont contribué à leur diffusion, ces groupements végétaux spécifiques se sont encore enrichis et ont évolué rapidement au fil des introductions de nouvelles plantes. Au début des périodes historiques, la variété des espèces cultivées dans les champs est, à quelques espèces près, constituée et les introductions futures vont surtout concerner les jardins et les vergers. Le terme générique d’adventice désigne ces espèces sauvages qui croissent dans les mêmes milieux que les espèces cultivées sans y avoir été volontairement introduites. Dans le langage courant et en contexte agronomique ou horticole, ces adventices étaient fréquemment qualifiées de « mauvaises herbes ». Ce terme péjoratif tend à être abandonné en raison d’une sensibilité nouvelle vis-à-vis des flores qu’il recouvre. Une étude plus fine de la composition des groupements floristiques adventices a conduit à différencier plusieurs classes, comme les espèces compagnes des moissons, qualifiées de messicoles, et les végétations des cultures sarclées et des jardins, proches des rudérales qui croissent dans les décombres et les terrains vagues. Les flores des champs sont à 80-90 % composées de plantes qui assurent leur reproduction par graines en formant un lit de semences dans l’horizon superficiel des sols. Les 10 à 20 % restants sont composés d’espèces persistantes dont la reproduction végétative s’effectue à partir de bourgeons souterrains, ou d’organes secondaires de réserve (Jauzein, 1997). Dans un passé proche, à cause des épandages phytosanitaires, les messicoles ont fortement régressé et de nombreuses espèces ont été mises en danger d’extinction (pour 225 taxons, 16 % éteints au début du XXIe siècle et 24 % en forte régression) (Jauzein, 2001b). De nombreuses espèces transgressives, qui pouvaient s’épanouir dans les champs durant l’Antiquité, ont également disparu des parcelles actuelles depuis la mécanisation succédant à la seconde guerre mondiale. L’abandon des pratiques de jachères et l’appauvrissement des rotations culturales se sont ajoutés aux facteurs qui précèdent. Ces alternances maintenaient une diversité grâce à la persistance du stock semencier qui s’est, à la suite, appauvri. Dans un souci de conservation du patrimoine à la fois végétal et animal, les flores messicoles font désormais l’objet de campagnes de protection.

Tant les pratiques contemporaines ont impacté l’histoire évolutive de ces groupements, il est difficile, on l’aura compris, de restituer la richesse des flores adventices présentes dans les champs de l’Antiquité. Il est néanmoins possible d’acquérir une image partielle des plantes compagnes des moissons au travers des ensembles carpologiques constitués de semences et fruits préservés par carbonisation dans les sites archéologiques, à la suite d’un contact avec une source de chaleur. Ces restes fragiles sont occasionnellement bien préservés, en abondance, dans les produits de récolte, parfois incendiés en place dans les structures de stockage où les grains avaient été entreposés. Si cette mise en réserve intervient immédiatement après la moisson, avant que les traitements de nettoyage des grains n’aient été menés à leur terme, de nombreuses espèces adventices involontairement récoltées avec la denrée végétale ont pu subsister. Les traitements appliqués aux végétaux permettent de trier les composantes et de séparer plus ou moins finement les déchets indésirables des produits destinés à l’alimentation humaine ou animale. Les plantes sauvages pourvues de grosses semences sont généralement difficiles à éliminer des stocks. Les produits destinés à l’alimentation complémentaire du bétail peuvent éventuellement être moins soigneusement nettoyés que ceux destinés à la consommation humaine. Certaines espèces sont donc plus fréquemment attestées que d’autres, en fonction des filtres opérés par les interventions humaines sur la plante récoltée.

Additionnellement, sont parfois conservés les reliquats de nettoyage de ces mêmes récoltes, quand on a voulu se débarrasser par le feu des déchets de battage, vannage et criblage des grains. De nombreux ensembles carpologiques, datés de l’Antiquité, nous renseignent de cette façon sur la flore des champs cultivés.

Beaucoup de plantes sauvages présentes dans les champs romains pouvaient laisser les agriculteurs indifférents ou au contraire retenir leur attention, en raison de leur prolifération et de la concurrence apportée aux espèces cultivées. Plus spécifiquement, certaines adventices des champs produisent des semences toxiques et peuvent être à l’origine d’intoxications alimentaires si elles ne sont pas éliminées par les traitements post-culturaux. Parmi les mieux connues figurent la nielle des blés (Agrostemma githago L.), dont les graines moulues peuvent empoisonner les farines dès un taux relativement faible (0,5 % du poids total). Une autre espèce sensible est l’ivraie enivrante (Lolium temulentum), dont les grains sont régulièrement parasités par un champignon ascomycète de la même famille que l’ergot (Clavicipitaceae).

2. Témoignages archéologiques

Certaines espèces importées d’Asie sous une forme génétiquement distincte de leurs progéniteurs sauvages, ou qui ont été domestiquées en Europe, sont tout d’abord apparues dans les champs cultivés avec un comportement d’adventice. Leurs mentions carpologiques apparaissent très disparates, le plus souvent réduites à quelques spécimens au sein de lots importants de grains d’autres espèces, cultivées comme plantes alimentaires. De telles espèces, avoine et seigle notamment, sont demeurées inconsidérées durant plusieurs siècles, avant d’être mises en culture pour elles-mêmes et de voir leur statut évoluer d’une plante sporadique, non désirée, vers celui d’espèce alimentaire recherchée. Ce changement d’usage, mais non d’état, est qualifié de domestication secondaire. Concernant le seigle, attesté depuis le 3e millénaire en Gaule, les premiers lots un peu conséquents sont enregistrés en Gaule du Nord à l’époque romaine (Zech-Matterne et Bouby, 2020). À partir du tournant de l’ère, les mentions de seigle se multiplient dans le Bassin parisien et la vallée du Rhône et quelques résidus de stocks contenant du seigle sont observés dans le Midi. L’espèce n’acquiert toutefois une place de premier plan dans les agricultures qu’à partir de la période médiévale, durant laquelle elle est consommée par toutes les couches de la population, y compris en milieu très aisé (Ruas, 1992 ; Van Zeist et al., 1994).

On perçoit des évolutions dans la représentation de certaines espèces en Gaule ; discrètement présentes durant les âges des Métaux, on voit leurs mentions se multiplier et leurs nombres de restes s’accroître fortement durant l’époque romaine. Citons, entre autres, la nielle des blés Agrostemma githago, le mouron rouge Lysimachia arvensis, la camomille puante Anthemis cotula, l’aphane des champs Aphanes arvensis, le grémil des champs Buglossoides arvensis, la capselle bourse-à-pasteur Capsella bursa-pastoris, le caucalis Caucalis platycarpos, les chardons, centaurées et cirses Carduus spp., Centaurea spp., Cirsium spp., la chélidoine Chelidonium majus, la fumeterre Fumaria officinalis, la jusquiame Hyoscyamus niger, le miroir de Vénus Legousia speculum-veneris, l’onopordon Onopordon acanthium, l’orlaya Orlaya grandiflora, les coquelicots Papaver argemone/dubium/rhoeas, la morelle noire Solanum nigrum, les laiterons Sonchus spp., le mouron des oiseaux Stellaria media, les torilis, notamment Torilis japonica. Ces plantes originaires pour la plupart du continent asiatique sont arrivées en Europe en empruntant l’itinéraire des espèces domestiques. Ce sont essentiellement des espèces annuelles, à floraison automnale, qui apprécient les sols neutres ou calcaires. On les qualifie de thérophytes hivernales. Au fil des sélections, leur morphologie s’est progressivement adaptée à celle des plantes cultivées qu’elles accompagnaient de manière à favoriser leur survie, en vertu d’un principe de « mimétisme vavilovien » (McElroy, 2014). Il est possible que les pratiques de marnage aient contribué à une alcalinisation des sols et au succès de ces communautés.

Certaines espèces ne sont pas attestées avant l’époque antique en Gaule du Nord et n’y ont pas un statut spontané. Il s’agit d’espèces étrangères, introduites depuis d’autres régions que celle de leur lieu de découverte et qui n’ont pas la capacité de se naturaliser dans leurs stations d’arrivée. Des espèces comme le myagre Myagrum perfoliatum ou encore la saponaire des vaches Vaccaria hispanica, le bleuet Centaurea cyanus, représentent ainsi, au débouché du couloir rhodanien, des indices ténus mais tangibles de la circulation de lots de grains provenant de régions plus méridionales. On enregistre un phénomène similaire avec la diffusion de certains insectes aptères qui se nourrissent des grains stockés, comme le charançon du blé Sitophilus granarius. Avec le développement progressif d’agglomérations et l’implantation d’oppida, depuis le IIe voire le IIIe s. av. J.‑C. en Gaule du Nord, l’enjeu a consisté à nourrir des populations importantes en partie constituées d’artisans et d’autres catégories sociales que les agriculteurs (Malrain, 2021). Puis, dans un second temps, qui succède immédiatement à la conquête romaine de la Gaule, il a été nécessaire de nourrir les troupes cantonnées sur la frontière du Rhin, sachant que l’arrière-pays n’était pas en capacité de répondre entièrement à cette demande (Reddé, 2011 ; Kooistra et al., 2013). Avec l’avènement de l’Empire, l’approvisionnement en grains et denrées de première nécessité s’organise. En témoigne le saut enregistré dans les capacités de stockage entre âge du Fer et époque romaine (Ferdière, 2019), les greniers urbains de grande capacité et surtout les entrepôts à grains de type horrea (Reddé, 2019).

3. Perception des adventices dans les textes anciens

a. Les adventices, une catégorie non identifiée comme telle dans l’Antiquité, entre herbe spontanée et phénomène nuisible aux cultures

La catégorie moderne des « mauvaises herbes », plantes qui font concurrence aux cultures, et celle, plus neutre, des « adventices », ne sont pas clairement constituées et définies dans l’Antiquité. Elles se trouvent en effet à l’intersection de deux autres ensembles : celui des nuisances qui peuvent affecter les cultures1Note : 1Catégorie interrogée par Thorsten Fögen dans la notice « Nuisibles et maladies ». et celui des plantes qui poussent spontanément sur un terrain.

Chez Caton, la liste des herbes à arracher sur une terre en culture se trouve inscrite dans un chapitre annoncé par la périphrase Quae mala in segete sint, « Ce qui est mauvais dans les cultures », et qui comprend également la dénonciation de mauvaises pratiques culturales (le fait de travailler une terre cariée) et une liste de plantes qui épuisent le sol2Note : 2Caton, De l’agriculture, 37, 2, complétée par 37, 5.. Pour le poète Virgile, le labor des blés, c’est-à‑dire leur « peine » ou leur « souffrance », recouvre à la fois une maladie comme la rouille, une liste de plantes adventices, l’évocation des oiseaux et de conditions climatiques intempestives3Note : 3Virgile, Géorgiques, 1, 150-159.. Chez Pline, cette liste s’inscrit dans un chapitre consacré aux « maladies » des grains, de morbis4Note : 4Pline, Histoire naturelle, 18, 148 ; 149-156., catégorie beaucoup plus large qu’on ne l’entend aujourd’hui puisqu’il y inclut à la fois la « dégénérescence » du blé en avoine5Note : 5Pline, Histoire naturelle, 18, 149 : uitium ; voir les notices « L’identification des céréales autres que les blés » et « Tri des graines et des semences » ; Luccioni, 2020)., les méfaits de certaines conditions météorologiques, les animaux et les matières nuisibles aux cultures, les maladies des grains à proprement parler comme la rouille6Note : 6Pline, Histoire naturelle, 18, 154 : malum… noxium ; voir la notice « Nuisibles et maladies ».. Cependant, à propos des plantes indésirables, il apporte une petite nuance au paragraphe 153 : ce ne sont pas des « maladies des grains », mais des « fléaux de la terre elle-même », ipsius terrae pestes. En somme, pour les auteurs romains, ce qui est mis en avant dans la catégorie des « nuisibles », ce sont avant tout des critères fonctionnel (la menace qui pèse sur la récolte) et interactionnel (l’identification d’un adversaire que le paysan doit combattre), totalement indépendants de la nature physique de ce risque (animal, plante, maladie de la semence, événement climatique, mauvaise pratique humaine, association néfaste de plusieurs de ces éléments). D’où le recours à des périphrases prédicatives, dans lesquelles l’unité de la catégorie est portée par un adjectif à valeur péjorative (malus, plus rarement noxius) ou par un verbe dénotant la nuisance ou l’agression (noceo, offendo). Le même type de listes fonctionnelles est employé par les auteurs pour décrire les nuisances qui peuvent affecter l’aire de battage7Note : 7Caton, De l’agriculture, 91 ; Varron, Économie rurale, 1, 51, 1 ; Virgile, Géorgiques, 1, 180..

D’autre part, les plantes spontanées sont désignées par un terme générique, herba, pl. herbae, « herbes », que l’on ne qualifie que très rarement de malae, « mauvaises », dans les textes latins classiques. Chez les auteurs techniques, on ne rencontre l’expression que chez Caton, et chez Pline dans un passage où il cite Caton8Note : 8Caton, De l’agriculture, 50, 1, cité par Pline, Histoire naturelle, 18, 243, qui reprend aussi l’expression en 18, 258. . Dans le reste de la littérature, on ne trouve l’expression que deux fois avec ce sens, chez Properce, Élégies, 2, 6, 35, et dans le poème l’Etna, 9, puis sous forme de métaphore morale chez les auteurs chrétiens comme Saint Augustin9Note : 9Saint Augustin, Sermons au peuple, 229J, in Sancti Augustini Sermones post Maurinos reperti, éd. G. Morin, dans : Miscellanea Agostiniana, vol. 1, Rome, 1930, p. 583.. La mala herba peut également désigner une plante utilisée dans un rituel magique, au sens de « plante maléfique » comme chez Tibulle, Élégies, 1, 2, 53.

À l’exception de ces quelques emplois, les herbes spontanées ne sont donc pas présentées comme bonnes ou mauvaises en elles-mêmes. Selon le contexte, elles peuvent même se révéler utiles. Par exemple, l’observation des plantes qui poussent spontanément sur un terrain participe au diagnostic de la qualité de son sol. Une terre favorable au blé se repère ainsi à la présence spontanée d’arbres et d’herbes, notamment de jonc, de roseau et d’hièble, selon Columelle10Note : 10Columelle, De l’agriculture, 2, 2, 14 et 20 ; idée reprise par Palladius, Traité d’agriculture, 1, 5, 2., même si ces plantes doivent être éradiquées pour permettre sa mise en culture11Note : 11Columelle, De l’agriculture, 2, 2, 8 et 13 ; 2, 4, 1 ; Palladius, Traité d’agriculture, 6, 3.. Autre usage, les mauvaises herbes retirées des champs en culture peuvent être utilisées pour les litières12Note : 12Caton, De l’agriculture, 37, 2., pour fournir du foin au bétail13Note : 13Columelle, De l’agriculture, 2, 11, 6. ou, en mélange, dans la fabrication du fumier14Note : 14Columelle, De l’agriculture, 2, 14, 6-7 et 9.. Même la graine d’ivraie est employée dans les pâtées d’orge qui servent à engraisser les poules15Note : 15Varron, Économie rurale, 3, 20-21.. De façon similaire à ce qu’écrit Thorsten Fögen à propos des animaux nuisibles dans la notice « Nuisibles et maladies », pour les auteurs anciens, une mauvaise herbe n’est donc pas une herbe mauvaise en soi, mais une herbe qui se trouve au mauvais endroit au mauvais moment. Il convient de noter encore que le terme herba peut-être utilisé par les agronomes pour désigner certaines plantes cultivées comme la luzerne, herba Medica16Note : 16Par exemple, chez Columelle, De l’agriculture, 10, 27-28 ; Palladius, Traité d’agriculture, 5, 1 et 3., ou pour faire référence à un stade de croissance intermédiaire des céréales cultivées, de la même façon que l’on parle en français du « blé en herbe »17Note : 17Virgile, Géorgiques, 1, 90 ; 112 ; 251 ; Ovide, Métamorphoses, 8, 290 ; Sénèque, Lettres à Lucilius, 124, 11 ; Pline, Histoire naturelle, 18, 157..

En grec non plus, dans notre corpus, nous ne trouvons pas de catégorie de « mauvaise herbe » ni de terme qui recouvre les acceptions du terme « adventice » en français. Le terme ὕλη qui désigne au premier chef le « bois (matière) » et prend parfois diverses acceptions dérivées (« matière », « étendue boisée », etc.) en vient parfois à recouvrir tout ce que nous pourrions désigner comme « végétation ligneuse spontanée » : nous ne sommes pas tout à fait dans les « mauvaises herbes »18Note : 18Deux bons exemples de ce sens chez Théophraste, Recherches sur les plantes, 3, 1, 5 et 5, 8, 2.. Dans les Géoponiques (2, 10, 25), on rencontre le terme (n. pl.) αὐτοφυῆ qui désigne la végétation spontanée, par opposition aux espèces plantées (τὰ φυτευθέντα) : là encore, nous ne sommes pas tout à fait dans notre catégorie moderne de « mauvaise herbe » ou d’adventice. Dans les Géoponiques encore, le terme qui est employé pour désigner les herbes qui gênent le cultivateur en envahissant les champs, c’est βοτάνη (Géoponiques, 2, 43 : titre), un terme très générique qui désigne l’herbe en général, les plantes herbacées.

b. Identification des espèces à combattre et des menaces qu’elles représentent

En l’absence d’une catégorie de « mauvaises herbes » ou d’« adventices » bien identifiée, les différentes espèces qu’elles pourraient recouvrir apparaissent généralement de façon dispersée dans les textes. Théophraste, puis Pline, ainsi que Paxamos, cité par les Géoponiques, semblent avoir été les seuls à dresser une liste de plantes préfigurant la notion de messicoles, en associant à chaque espèce cultivée une espèce rivale, de façon assez mécanique pour Pline et Paxamos, qui simplifient les observations plus nuancées de Théophraste. Le savant grec mentionne l’ivraie (qu’il considère, la plupart du temps, comme une dégénérescence du blé), l’égilops (dans l’orge), la vesce rugueuse et dure (dans les lentilles), la sécurigère (dans les gesses chiches), la cuscute (notamment dans l’ers), le gratteron (notamment dans les lentilles), l’orobanche (au pied de l’hormin et du fenugrec)19Note : 19Théophraste, Recherches sur les plantes, 8, 8, 3-5.. Chez Pline, 18, 155, la liste est réduite à la cuscute, lat. orobanche (dans le pois chiche, cicer, et l’ers, eruum), l’ivraie, appelée par lui d’un nom emprunté au grec, aera (dans le blé, triticum), l’égilops, aegilops (dans l’orge, hordeum), la sécurigère, désignée par un terme emprunté au grec, pelecinum (dans la lentille, lens). La liste de Paxamos est à peine différente20Note : 20Géoponiques, 2, 43..

Les autres plantes mentionnées par les auteurs en relation avec les cultures de plein champ sont, chez Caton, 37, 1-5, l’hièble (ebulus), la ciguë (cicuta), une plante des marais (ulua), l’avoine, auena, associée aux cultures de céréales, frumenta21Note : 21Dans les textes les plus anciens, l’avoine est exclusivement considérée comme une adventice, cf. la formule au pluriel, steriles auenae : Caton, De l’agriculture, 37, 5 ; Virgile, Bucoliques, 5, 37 ; Géorgiques, 1, 154 ; la culture de l’avoine n’est attestée qu’à partir de Columelle, De l’agriculture, 2, 10, 24 et 32, comme plante fourragère. Voir « avoine », dans notre Dictionnaire technique, et la notice « L’identification des céréales autres que les blés ».. Chez Virgile, 1, 150-154 (liste reprise par Pline, 18, 153), les plantes mentionnées sont le chardon, la centaurée ou le cirse (carduus), la bardane (lappa), le tribule (tribulus), l’ivraie (lolium) et, à nouveau, l’avoine (auena). D’autres espèces sont désignées plus ponctuellement par les agronomes, en lien avec le défrichement d’une terre vierge, ou sans mention de contexte cultural précis : la chicorée, ou peut-être la chondrille (intiba ou intuba), le jonc (iuncus), la fougère (filix), la ronce (rubus). On ne trouve donc aucune mention du coquelicot ou de la nielle dans les textes latins qui traitent de la lutte contre des herbes spontanées intempestives.

D’autre part, les auteurs de notre corpus ne se soucient pas toujours d’expliquer en quoi les mauvaises herbes sont nuisibles, quels risques telle ou telle plante fait courir aux cultures ou à leurs consommateurs humains ou animaux. Ont-ils remarqué la baisse de rendement entraînée par la concurrence entre plantes cultivées et adventices pour les ressources en eau ou en lumière ? La transmission possible de maladies des espèces adventices aux espèces cultivées ? Le surcroît de travail représenté par les opérations de tri ? L’impureté des stocks de graines et des produits comme la farine ou le foin, dont la qualité se trouve ainsi altérée, jusqu’à mettre en danger, parfois, la santé des consommateurs22Note : 22Morlon et Munier-Jolain, 2012. ? Chez Caton et Varron, par exemple, aucune explication n’est donnée à une pratique de lutte contre certaines herbes indésirables dont la nécessité semble aller de soi. Dans notre corpus, seuls Théophraste et Pline, auteurs dont le propos a une vocation plus théorique, abordent véritablement ces thématiques.

Le thème de la concurrence pour les ressources trouve cependant une première formulation chez Xénophon : « Et maintenant, dit-il, si les mauvaises herbes (ὕλη) foisonnent, étouffent le blé et pillent sa nourriture (τὴν τροφὴν), comme les frelons inutiles pillent ce que les abeilles par leur travail ont mis de côté pour leur nourriture23Note : 23Xénophon, Économique, 17, 14 : Τί γάρ, ἔφη, ἂν ὕλη πνίγῃ συνεξορμῶσα τῷ σίτῳ καὶ διαρπάζουσα τοῦ σίτου τὴν τροφὴν ὥσπερ οἱ κηφῆνες διαρπάζουσιν ἄχρηστοι ὄντες τῶν μελιττῶν ἃ ἂν ἐκεῖναι ἐργασάμεναι τροφὴν καταθῶνται ; (trad. P. Chantraine, Les Belles Lettres, 1949). ? » Théophraste évoque à son tour ce thème au sujet du gratteron et des lentilles (Recherches sur les plantes, 8, 8, 4).

L’idée d’un affrontement physique entre les deux types de plantes est un thème plus répandu, traduit par des images de combat, de conquête, de domination. Théophraste conclut ainsi son propos sur les adventices en expliquant de façon générale qu’elles deviennent dominantes du fait du manque de vigueur des plantes qu’elles envahissent, comme le fait en particulier l’orobanche qui provoque le dessèchement du fenugrec24Note : 24Théophraste, Recherches sur les plantes, 8, 8, 5.. Chez Virgile, 1, 152, l’idée de concurrence entre plantes est suggérée, mais non explicitée, par la formule intereunt segetes, subit aspera silua, « les moissons dépérissent, une âpre végétation les remplace ». Au moyen d’une métaphore militaire, Pline évoque quant à lui une « herbe blanche […] qui envahit les champs25Note : 25Pline, Histoire naturelle, 18, 153 : occupans arua ; peut-être le chiendent pied-de-poule, bien qu’il ne soit pas mortel pour le bétail, selon J. André, in Pline l’Ancien, 1972, ad loc.). », et lorsqu’il établit la liste des adventices qui frappent les différentes cultures, il insiste, à la suite de Théophraste, sur la façon dont la cuscute provoque la mort du pois chiche et de l’ers par enlacement et étouffement26Note : 26Théophraste, Recherches sur les plantes, 8, 8, 4 ; Pline, Histoire naturelle, 18, 155 : Est herba quae cicer enecat et eruum circumligando se ; Géoponiques, 2, 43).. La transmission d’une maladie est suggérée par Pline dans le cas de l’ateramum ou teramum, qui provoquerait selon lui la mort de la fève lorsque celle-ci est mouillée et frappée par le vent27Note : 27Pline, Histoire naturelle, 18, 155, qui, cependant, invente ici une plante sous l’effet d’un contresens dans sa lecture de Théophraste, Recherches sur les plantes, 8, 8, 6-7 et Causes des plantes, 4, 12, 8. Les deux termes désignent en fait deux propriétés de la fève elle-même, qui normalement est « facile à cuire », mais qu’un souffle de vent reçu pendant le vannage peut rendre « difficile à cuire ».. Mais il arrive aussi qu’au lieu d’être interprété en termes de concurrence entre plantes appartenant à deux espèces différentes le phénomène soit décrit comme une transformation progressive, une dégénérescence du grain semé en une espèce réputée inférieure sous l’influence des caractères du sol et du climat28Note : 28Théophraste, Recherches sur les plantes, 8, 8, 3 : l’ivraie qui naît de la dégénérescence du blé et de l’orge ; Pline, Histoire naturelle, 18, 149 : dégénérescence du blé en avoine du fait de l’humidité du sol et du climat. Voir la notice « Tri des graines et des semences » ; Luccioni, 2020.. D’autre part, la diminution du produit récolté en cas de binage insuffisant est un argument avancé par Columelle en faveur du binage29Note : 29Columelle, De l’agriculture, 2, 11, 6 : frugibus enim plurimum detrahitur si relinquitur runca..

Enfin, le désagrément ou le danger que représente la consommation par le bétail de certaines espèces poussant dans les prés peut également être invoqué. La fameuse herbe blanche ressemblant au panis évoquée par Pline s’avère, selon lui, mortelle pour les bestiaux30Note : 30Pline, Histoire naturelle, 18, 153 : pecori quoque mortifera.. Les dangers de l’ivraie pour l’homme, à qui elle donne des vertiges lorsque sa graine est moulue dans la farine et cuite dans le pain, sont également mentionnés par Pline, 18, 156, et par Paxamos dans les Géoponiques, 2, 43.

c. Les pratiques agricoles anciennes de lutte contre les herbes indésirables

Afin de lutter contre certaines herbes, le cultivateur devra effectuer différentes opérations. Dans les champs cultivés, la préparation du sol par le labour (verbes aro, proscindo, offringo, itero) vise en partie à empêcher la pousse d’adventices en extirpant jusqu’à la racine les plantes vivaces indésirables et en empêchant la dissémination des graines d’adventices annuelles grâce au respect d’un calendrier de travail précis. Ces objectifs sont explicites chez Varron pour qui, en vue des semailles de printemps, uere, il faut labourer la terre une première fois, proscindere, « pour détruire en les déracinant les plantes qui y ont poussé avant que quelque graine n’en tombe31Note : 31Varron, Économie rurale, 1, 27, 2 : quae sunt ex ea enata, priusquam ex iis qui seminis cadat, ut sint exradicata. ». Columelle ajoute que la densité et la réitération des labours visent à provoquer la mort des herbes déjà enracinées en sectionnant leurs racines de façon répétée32Note : 32Columelle, De l’agriculture, 2, 4, 1 ; voir également Pline, Histoire naturelle, 18, 176 : Hoc utilitatem habet, quod inuerso caespite herbarum radices necantur.. Pline observe que cette opération est nécessaire dans une jachère (nouale)33Note : 33Pline, Histoire naturelle, 18, 176 : Nouale est quod alternis annis seritur, « Une jachère est une terre ensemencée un an sur deux ». Nouale, -is, n. est un doublet de noualis, -is, f. (Virgile, Géorgiques, 1, 71 ; Columelle, De l’agriculture, 2, 2, 14). Les deux termes peuvent également désigner un champ qui « a été ensemencé avant qu’il ne soit renouvelé par un second labour » (Varron, Économie rurale, 1, 29, 1). Le terme ueruactum, -i, n., qui signifie littéralement « retourné au printemps », peut également être utilisé pour désigner une jachère ( Caton, De l’agriculture, 27 ; Varron, Économie rurale, 1, 44 ; Columelle, De l’agriculture, 2, 4, 2). Sur le recours à la jachère pour nettoyer une terre, voir Sigaut, 1973, p. 24-27.. Cette remarque fait écho au long développement que Xénophon consacre déjà au rôle que joue la jachère (ἡ νεός) dans l’élimination des mauvaises herbes34Note : 34Xénophon, Économique, XVI, 12-15.. En revanche, l’opération qui consiste à trier les graines que l’on va semer ne paraît jamais explicitement justifiée, dans le corpus des agronomes romains, par la volonté de trier le bon grain de l’ivraie ou d’autres graines adventices35Note : 35Voir la notice « Tri des graines et des semences ».. Seule l’utilisation du verbe purgo, « nettoyer », pour désigner cette opération, peut suggérer que les agronomes poursuivent implicitement cette finalité36Note : 36Caton, De l’agriculture, 2, 3..

Une fois le champ ensemencé, avant la levée des graines, le terrain peut être hersé (verbes liro, deliro, occo ; nom occatio)37Note : 37 Varron, Économie rurale, 1, 29, 2 ; Pline, Histoire naturelle, 18, 180.. Mais, aux yeux des Anciens, si l’on en est réduit à cette opération, c’est parce que l’on a mal préparé son terrain au préalable : les herbes éliminées par le hersage auraient dû être éradiquées par la qualité et la répétition des labours préparatoires38Note : 38Columelle, De l’agriculture, 2, 4, 2..

C’est donc essentiellement par le sarclage que le terrain est entretenu de façon à ne conserver que les jeunes pousses cultivées. Je reprends ici l’emploi générique que fait François Sigaut de ce terme (Sigaut, 1973, p. 27-28). Mais il faut interroger l’étymologie qu’il en propose, lorsqu’il décrit des techniques agricoles des années 1750-1850 : « Au sens strict, sarcler, c’était arracher les mauvaises herbes à la main (latin sarire) ». En effet, dans les textes latins, le verbe sario (ou sarrio), et les mots de sa famille (les noms d’action sartio et sarculatio, le nom d’outil sarculum) ne désignent que l’une des deux opérations que l’on peut ranger sous la catégorie plus générale de « sarclage ». L’autre, qui en est très nettement distinguée par les auteurs romains et qui lui succède dans l’année, est appelée runcatio, nom dérivé du verbe runco39Note : 39 Caton, De l’agriculture, 37, 5 : Frumenta face bis sarias runcesque ; Columelle, De l’agriculture, 2, 10, 27 ; 2, 11, 9 : Subiungenda deinde est sartioni runcatio ; Pline, Histoire naturelle, 18, 184.. Or, dans la mesure où la première, contrairement à la seconde, ne s’effectue jamais à la main, et où elle poursuit également d’autres fonctions que l’élimination des adventices, nous proposons de traduire sartio par « binage » et runcatio par « sarclage »40Note : 40Lachiver, 1997 : « biner, v. 1. Terme de jardinage. Dans une plantation de légumes, briser à la binette ou avec une houe légère la croûte superficielle de la terre sur quelques centimètres de profondeur, de façon à donner de l’air et à permettre la pénétration des eaux de pluie ou d’arrosage, de façon aussi à détruire les mauvaises herbes qui se sont développées depuis les semis ou les repiquages. Dicton : “Un binage vaut mieux que deux arrosages” » ; « sarclage, s.m. 1. : Agric. Opération qui a pour but de détruire les mauvaises herbes tout en ameublissant la surface du sol. Au XIXe siècle encore, on sarclait les blés quand ils avaient 20 à 25 cm de hauteur. », bien que cette partition se heurte à l’utilisation, en français, des mots de la famille de sario pour désigner les acteurs, les outils et les opérations de sarclage (cf. fr. sarcloir, sarclage, sarcler).

Le binage, sartio ou sarculatio, est opéré juste après la levée, lorsque les jeunes pousses sont sorties de terre et ont développé quatre ou cinq feuilles, selon l’espèce cultivée41Note : 41Columelle, De l’agriculture, 2, 11, 4 : In iis autem locis, ubi desideratur sartio, non ante sunt adtingendae segetes, etiam si caeli status permittat, quam cum sata sulcos contexerint. Triticumque et adoreum, cum quattuor fibras habere coeperint (…) recte sarientur.. Il permet à la fois d’ameublir la terre en cassant sa croûte hivernale42Note : 42Pline, Histoire naturelle, 18, 184 : Sarculatio induratam hiberno rigore soli tristitiam laxat temporibus uernis nouosque soles admittit., de butter les céréales afin qu’elles tallent43Note : 43Columelle, De l’agriculture, 2, 11, 2 : Nam in agris siccis et apricis, simul ac primum sartionem pati queant segetes, debere eas permota terra adobrui, ut fruticare possint., et, ce faisant, d’éliminer les herbes qui auraient pu lever en même temps que les semailles. Cette opération ne peut donc pas se faire à la main, mais doit être réalisée à l’aide d’un outil capable de retourner superficiellement la terre (houe, binette).

Le sarclage proprement dit, runcatio, est effectué lorsque les céréales sont « articulées » (in articulo), c’est-à-dire lorsqu’elles commencent à avoir des nœuds, au cours de la montaison44Note : 44Pline, Histoire naturelle, 18, 184 : Runcatio, cum segetes in articulo est, euolsis inutilibus herbis, frugum radices uindicat segetemque discernit a caespite ; Columelle, De l’agriculture, 2, 11, 10.. Sa première fonction consiste à éliminer les mauvaises herbes sans endommager les jeunes pousses45Note : 45 Varron, Économie rurale, 1, 30, 1 : segetes runcari, id est herbam e segetibus expurgari ; Columelle, De l’agriculture, 2, 11, 9 ; Pline, Histoire naturelle, 18, 169 : pauci runcant – botanismon uocant, « Quelques-uns sarclent, ils appellent cela “désherbage” » (en Égypte).. On peut d’ailleurs noter, chez Columelle, l’emploi isolé du nom runca, -ae, f. comme synonyme d’herba, en un sens qui préfigure la notion moderne de « mauvaise herbe »46Note : 46Columelle, De l’agriculture, 2, 11, 6 (2 occurrences). Cet hapax relevé par Ernout et Meillet, 1997, s. v. runco, et conservé par W. Lundström dans son édition de Columelle, est bien attesté dans la tradition manuscrite pour la première occurrence, mais concurrencé par la forme runcatione dans sa deuxième attestation..

D’autres verbes peuvent être utilisés pour désigner tel ou tel de ces travaux afin de préciser si la mauvaise herbe doit être combattue par une coupe47Note : 47Virgile, Géorgiques, 1, 155 : assiduis herbam insectabere rastris. ou par arrachage48Note : 48Caton, De l’agriculture, 37, 2 : Ex segeti uellito ebulum, cicutam et circum salicta herbam altam uluamque.. Pour certaines mauvaises herbes comme les fougères, une coupe est inadaptée, car au lieu de les détruire, elle les renforce49Note : 49Columelle, De l’agriculture, 2, 2, 13 : Iunci et graminis pernicies repastinatio est, filicis frequens extirpatio.. La folle avoine doit également être arrachée selon Caton, De l’agriculture, 37, 5 : auenamque destringas.

Dans les prés, qui doivent aussi faire l’objet d’une préparation du sol par le labour50Note : 50Columelle, De l’agriculture, 2, 17, 3-4 ; Pline, Histoire naturelle, 18, 258., l’opération d’entretien à réaliser est un « nettoyage » (verbes (ex)purgo, depurgo) 51Note : 51 Caton, De l’agriculture, 50, 1 ; Varron, Économie rurale, 1, 29, 1 ; Columelle, De l’agriculture, 2, 17, 1. qui consiste à déraciner toute plante gênante, en raison de sa vigueur excessive ou de ses épines 52Note : 52Caton, De l’agriculture, 50, 1 ; Columelle, De l’agriculture, 2, 17, 1.. Pline, de son côté, recommande d’y traquer le rhinanthe, qui porte des capsules dangereuses, et la prêle, dont il ne précise pas la nature de la nuisance53Note : 53Pline, Histoire naturelle, 18, 259 : nummulus et equisaetum.. Afin de rénover totalement l’herbe d’un pré, Palladius évoque une technique qui pourrait être le brûlis, à savoir l’utilisation du feu pour détruire les herbes invasives jusqu’à la racine et rendre les pâtures plus fertiles54Note : 54Palladius, Traité d’agriculture, 9, 4..

Sur l’aire, la prévention de la venue de mauvaises herbes est assurée par le travail du sol et par l’utilisation de margines 55Note : 55Caton, De l’agriculture, 91 ; Varron, Économie rurale, 1, 51, 1..

d. Le débat sur le binage, entre connaissance pratique et représentation éthique des nécessités du travail agricole

De façon plus détaillée, Columelle nous rapporte l’existence d’un débat chez les auteurs qui l’ont précédé sur l’opportunité du binage : « Après avoir achevé les semailles, il faut s’occuper ensuite du binage ; il n’y a pas d’accord à ce sujet entre les auteurs. Certains disent qu’il ne sert à rien, sous prétexte que les racines des céréales seraient déterrées, et certaines même tranchées, par la houe, et que, si des froids se déclarent après le binage, les céréales seraient tuées par le gel ; il suffirait, selon eux, de les sarcler et de les nettoyer en temps opportun. Plus nombreux sont cependant les auteurs à qui il sied que l’on bine, à condition de ne pas le faire de la même façon, à la même période, en tous lieux56Note : 56Columelle, De l’agriculture, 2, 11, 1 ; éléments repris de façon simplifiée par Pline, Histoire naturelle, 18, 184-186 et Palladius, Traité d’agriculture, 2, 9. ». Columelle consacre donc un chapitre entier à cette question, qu’il va examiner au cas par cas, en prenant personnellement parti, conformément à son objectif affiché de fonder son enseignement sur un examen rationnel des données et sur son expérience personnelle : qualités du terrain, climat, conditions météorologiques, nature et stade de croissance des espèces cultivées sont les différents paramètres à prendre en compte par le cultivateur pour déterminer l’opportunité d’une intervention. Columelle préconise donc le binage pour plusieurs céréales : le blé dur, l’amidonnier, l’orge (triticum, adoreum, hordeum)57Note : 57Columelle, De l’agriculture, 2, 11, 4 ; Pline, Histoire naturelle, 18, 184 ; Palladius, Traité d’agriculture, 2, 9., auxquels il faut ajouter le panis et le millet (milium et panicum) à propos desquels il a déjà énoncé dans un autre chapitre qu’ils étaient particulièrement demandeurs de cette opération58Note : 58Columelle, De l’agriculture, 2, 9, 18 : frequentem tamen exigunt sartionem et runcationem ut herbis liberentur ; Pline, Histoire naturelle, 18, 185 ; Palladius, Traité d’agriculture, 4, 2-6.. Parmi les légumineuses, toutes doivent être binées, selon Columelle, à l’exception du lupin59Note : 59Columelle, De l’agriculture, 2, 11, 4-5 : excepto tamen lupino ; Pline, Histoire naturelle, 18, 185 ; Palladius, Traité d’agriculture, 2, 9., dont la racine unique est mise en danger par l’outil, et qui est capable de se défendre tout seul contre les mauvaises herbes.

En discutant l’opportunité d’un binage pour les fèves, Columelle s’oppose ensuite explicitement à Celse et révèle un autre aspect de sa conception du travail agricole, à savoir sa dimension morale, qu’il articule à sa dimension économique : « Beaucoup d’auteurs pensent que la fève ne doit pas même être binée, sous prétexte que, d’une part, quand elle est arrivée à maturité, en la tirant avec les mains, on la sépare facilement des autres plantes, et que, d’autre part, les herbes adventices sont ainsi réservées pour le foin. Même Cornelius Celsus partage cette opinion, lui qui la mentionne parmi les autres avantages de cette légumineuse, lorsqu’il dit que, sur un même terrain, on peut faucher du foin une fois que l’on a récolté les fèves. Mais il me semble que c’est le propre d’un très mauvais agriculteur de s’exposer à ce que de l’herbe pousse dans ses cultures ; en effet, le produit de la récolte est fortement réduit si les autres plantes sont épargnées. Et ce n’est pas non plus le fait d’un agriculteur avisé que de veiller à l’alimentation du bétail de préférence à la nourriture des hommes, puisqu’il est possible d’obtenir la première surtout par l’entretien des prés ; voilà pourquoi je pense qu’il faut biner la fève au point même d’estimer qu’il faut la biner trois fois60Note : 60Columelle, De l’agriculture, 2, 11, 6-7. Cette opinion est en partie partagée par Palladius, Traité d’agriculture, 2, 9 ; mais rejetée par Pline, Histoire naturelle, 18, 185, sans allusion à la controverse. ». Columelle envisage la question en termes de rationalité économique : biner les fèves permettra de récolter en plus grande abondance un produit plus valorisé que le fourrage. Mais il développe cet argument au moyen d’une sentence de portée beaucoup plus générale, Sed mihi uidetur pessimi agricolae conmittere, ut satis herba proueniat, où la « fève » disparaît au profit des « plantes semées » en général, et où il dessine la figure morale du pire des agriculteurs, pris en flagrant délit de négligence : conmittere a ici le sens péjoratif de « commettre une faute », « s’exposer à ce que ».

Contre Celse, qui préfère laisser en place les plantes spontanées ne nuisant pas aux plantes semées, dans une démarche qui pourrait annoncer certaines pratiques modernes d’entretien des cultures soucieuses de maintenir une forme de biodiversité, Columelle se fait l’écho d’une autre école de pensée, celle qui juge l’agriculteur (ou le jardinier) à l’ordre et à la netteté de ses plantations, reflets d’un travail acharné. L’emploi régulier, chez les agronomes romains, des mots de la famille de purgo, « nettoyer », pour désigner de façon générique les différentes opérations de lutte contre les adventices révèle la prégnance de cette valeur dans la société romaine rurale61Note : 61Bretin-Chabrol et Luccioni, 2014..

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